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Archive journalière du 24 juil 2008

Quinze ans déjà

Le 27 juillet 1993, une femme quittait le monde des vivants pour aller rejoindre son père, sa fille et ses ami(e)s partis en éclaireurs.
Si la mort lui faisait peur, elle craignait bien davantage encore la vieillesse et la décrépitude qui l’accompagne. Je n’ai jamais connu personne aussi soucieux qu’elle de conserver son capital jeunesse. A quarante ans déjà, la vieillesse ne lui paraissait pas un avenir lointain mais une réalité actuelle qu’il convenait de combattre d’ores et déjà. J’avais alors treize ans et nous marchions en ville. A la vue d’une petite vieille chancelante sur sa canne, je la taquinai avec cette cruauté inconsciente des enfants :
– Tu vois, quand tu seras comme ça !
– Jamais ! s’écria-t-elle.
– Mais voyons ! Un jour…
– Je ne deviendrai jamais comme ça !
Elle avait pâli, ses yeux d’ordinaire d’un bleu si tendre s’étaient durcis et ses doigts se crispaient sur mon bras.
– Je ne serai jamais comme ça, reprit-elle plus doucement.
Le dimanche 18 juillet 1993, elle rentrait à l’hôpital pour un pontage coronarien prévu depuis plusieurs mois. A soixante-deux ans, elle avait la beauté mûre d’une femme qui avait pris soin d’elle-même bien avant d’entrer dans ce troisième âge tant redouté. La dernière fois que je la vis, quelques minutes avant son départ pour le C.H.U. de Nancy-Brabois, elle signait des chèques, collait des enveloppes et fixait des pense-bêtes portant des instructions à mon attention. Le port de tête altier et le geste volontaire, elle expédiait ses affaires courantes pour que tout fût en règle à son retour.
Je ne la revis plus. L’opération échoua. Elle sombra dans le coma. Durant une semaine, les médecins s’acharnèrent à la maintenir en vie artificiellement pour finalement baisser les bras et débrancher les appareils.
Son vœu était exaucé : elle ne serait jamais une petite vieille tremblante sur sa canne. Le destin lui accorda de mener jusqu’au bout la vie qu’elle s’était bâtie, exerçant jusqu’à la fin ce métier qu’elle aimait tant, échappant finalement à l’angoisse de la retraite et de la décrépitude.
Selon le personnel hospitalier, les médicaments et le traumatisme l’avaient un peu défigurée. Par respect, je décidai de ne pas la revoir, persuadée qu’elle n’aurait pas aimé qu’on la vît ainsi. Un corps mort n’est qu’un cadavre, un morceau de viande en phase de décomposition. Je préférais garder en mémoire l’image de la femme belle et toujours souriante qu’elle avait été.
Cette femme qui a marqué la vie de ceux qui l’ont aimée était ma mère. Il m’arrive encore, quinze plus tard, d’espérer qu’elle revienne…

(Repris d’un texte écrit le 18.06.1996)




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